dimanche 7 décembre 2014

Une côte en moins

Bon ben c'était seulement une bronchite.

Je m'en doutais mais quand, à la question de la  jeune médecin, vêtue d'un jogging et d'une camisole sport, 
- "Avez-vous d'autres antécédents médicaux ? "

J'ai répondu:

- "cancer du poumon et lobectomie." 

fallait voir sa tête . Tout se complique toujours à ce moment.

Si ce n'était pas si pathétique, si je ne craignais pas que ce soit prophétique, ça pourrait presque devenir un jeu : scruter la tête des autres quand je fais cet aveu et mesurer la surprise. Essayer de deviner ce qui se passe derrière ce voile qui passe devant les yeux de mon interlocuteur.  Le temps d'un soupir…

 Oui, exactement ce temps-là… 

Alors bien entendu et inévitablement, je dois passer par la radiographie. 

- "Avec vos antécédents, madame, on n'a pas vraiment le choix…"

Alors c'est reparti pour la  la petite angoisse qui chaque fois, me prend au ventre et la ronde des salles d'attente.

Celle de cet après-midi, je ne la connaissais pas,  une nouvelle clinique de plus à ma longue liste . Je dois avouer que je suis devenue une experte des radios et des scans. Plus besoin de me dire quoi enlever, comment attacher la jaquette, où mettre mes mains, quand respirer, quand expirer… je suis la patiente idéale, je ne donne pas de troubles; je ne suis pas docile, ça non mais je ne suis pas empêtrée comme au début. J'aime bien montrer que j'en connais long sur la question. Là-dedans, je suis très expérimentée. Je suis excellente pour passer des radios et je suis certainement très photogénique. Dans mon ancienne vie, du temps où j'étais une travailleuse sociale, mes copains auraient peut-être dit que j'étais  une patiente " compliante"…  Entendez une "cliente" qui donne pas de troubles, qui poigne pas trop les nerfs, qui s'adapte. 

Ouache. Pas du tout mon genre. 

C'est toujours bien pour le personnel. Ils sont contents, ils aiment ça. Vous savez, y'a des bons patients, y'a des  mauvais patients. Entendez ça du point du vue du personnel.  Moi, comme j'aime bien qu'on m'aime, je ne veux pas qu'on me brasse trop alors leur faire plaisir et leur montrer ma collaboration, ça m'arrange. Personne ne crie ou baisse rapidement la tête de lit ou appelle l'infirmière-cheffe, comme dans les films, celle avec la grosse aiguille. Je suis "compliante" donc, mais pas trop. Juste ce qu'il faut.  J'ai ma dignité.

Donc, j'attends. Et comme  j'ai beaucoup de temps à tuer, j'observe et ça m'occupe. Ça me donne aussi de la contenance et ça m'évite de trop penser à d'éventuels clichés pourris… Dans cette clinique de banlieue, spécialisée dans le dépistage du cancer du sein, je note que les techniciennes dansent un ballet plutôt désorganisé ; elles se croisent et se décroisent, vont d'une salle à l'autre, marchent d'un pas stressé et anxieux, un dossier orange ou rose à la main - les roses, je gage que c'est les mammographies - une vraie ruche. Je me dis que ces femmes-là doivent être brulées à la fin de la journée. J'espère qu'elles ont pas à se taper le souper en plus.
Les alvéoles font même partie du décor, des petits cubicules numérotés où on nous dirige et où on nous demande de nous changer. 

- "Attendez ici qu'on vienne vous chercher."

Pas question. Je me change oui, mais je sors.  Pas question de rester assise sur le bout des fesses, dans cette pièce minuscule, en jaquette bleue comme dans un confessionnal, comme une petite fille en pénitence. Je prends mes affaires sous le bras et vais m'asseoir sur des sièges que j'ai repérés en entrant.

Une dame, au moins la soixantaine avancée est moins rebelle et demande à la préposée si elle doit rester là, dans son petit trou, sur son petit banc. On lui répond que oui. Je vois sa tête qui sort et je l'invite à prendre un siège près de moi en faisant une blague sur notre âge et les confessionnaux.  Elle refuse en riant.
Ben c'est ça. 
Une autre québécoise bien élevée. 
Reste dans le confessionnal. 
L'obéissance des femmes dans la soixantaine me met les nerfs en boule…
C'est pas comme ça qu'on va lutter contre l'austérité...


Je me mets à penser que j'ai des petits dossiers oranges ou beiges ou verts un peu partout. Des petits bouts de mon existence éparpillés dans toutes les cliniques de la région, réduites à des clichés de mon appareil respiratoire. Des dizaines de photos, de profil, de face, en tranches, colorés ou noir et blanc… J'imagine pendant un moment les spécialistes ( chèrement payés, une moyenne de 600 000$ par année ) qui regardent la chose, complètement absorbés oui, mais totalement indifférents à la chaire qui enveloppe l'ossature et à la tête de la fille tout en haut.

On me demande d'entrer dans la salle de radio. Revoilà la machine - j'évalue l'engin d'un coup d'oeil - et les questions usuelles et puis tiens, une technologue pas trop discrète qui me dit, on observant la qualité du cliché qu'elle vient de faire ( inspirez - expirez ): 

- "On vous a coupé une côte ? C'est bizarre, ça !"

Ah ben oui, tiens, je l'avais oubliée celle-là. On m'a coupé un bout de côte pour faire de la place aux mains de la chirurgienne.

Familière la dame. Je marmonne quelque chose, elle insiste :

- "Habituellement, on ne coupe pas la côte, il y a assez de place…" 

Je réponds : 

-"Pourquoi ? Vous êtes radiologue ? Chirurgienne ? "


Moi, je veux bien qu'on traficote mon intimité profonde, qu'on regarde jusque dans le fond de mes organes pour y repérer au mieux la bronchite, au pire de petits crabes. Je me prête au jeu facilement, je fais pas d'histoire, mais quand on se met à commenter mes blessures de guerre alors que j'ai rien demandé, je ne joue plus et pire, je débarque. J'ai mes susceptibilités quand même. On n'est pas mise sous le coeur-poumon artificiel pendant quelques heures sans dommages collatéraux.  Alors voilà. N'en déplaise à tous mes anciens camarades, je m'avoue pas  "compliante" du tout et je sors les griffes. 

Sur mes blessures, bas les pattes ! Gardez vos distances.
Je peux mordre et la gentille patiente se transforme en monstre.
Je vous l'ai dit : les dames obéissantes me tapent sur les nerfs.